Spoonies

Bas les masques

Parfois, dans la vie, et je ne vous le souhaite pas, vous avez un eurêka, parfois plusieurs. Généralement, si cela vous concerne directement, c’est que ce que vous venez de découvrir va profondément vous changer. J’ai eu cet eurêka sur l’autisme il y a quelques semaines. Quand je regarde la définition, quand je regarde les symptômes, quand je regarde les témoignages, quand je creuse dans mes souvenirs et que je réfléchis à qui je suis, je n’ai pas vraiment de doute. Cela dit, pour que ce soit officiel, il faut qu’un médecin me donne ce diagnostic. Sauf que trouver un tel médecin n’est pas facile parce que je ne suis pas une patiente facile, j’ai 40 ans, je suis une femme, je suis adoptée, et je ne peux pas vraiment compter sur mon père pour se souvenir de moi quand j’avais moins de 10 ans. Pour celles qui suivent mon blog, vous savez que j’ai perdu ma mère quand j’avais 15 ans.

Je suis en train de lire le livre de Tony Attwood et je reconnais bien l’enfant que j’étais dans ce qu’il décrit. Au moins des quelques souvenirs qu’il me reste. Je me rends compte que toute ma socialisation se base sur la copie de ce que je vois autour de moi, des propos que je tiens en discussion jusqu’aux expressions émotionnelles que je fais voir à autrui. Je suis un patchwork social de ce que j’ai pu apprendre ici et là pour m’insérer dans la société. Toutes mes compétences sociales ne sont que l’accumulation de mon apprentissage de la société. Ce que nous appelons « masking » ou bien camouflage en français.

Réalisant cela, je me demande, mais qui suis-je ? Qui suis-je quand je ne camoufle pas ? Suis-je capable de ne pas camoufler ?

Je regarde cette vidéo sur YouTube : « I don’t know who I am » . Je me dis que moi non plus, je ne sais pas bien qui je suis. J’avais conscience que je fais tout le temps semblant. J’enregistre des réactions que je vois ici et là et je les utilise lorsque cela me parait opportun. Même lorsque je ne fais que vous écouter, il y a un savant jeu de langage non verbal qu’il faut respecter pour signifier à son interlocuteur, à celle qui parle, que je l’écoute. Je me rends compte que j’ai en mémoire une quantité faramineuse de comportements, de réactions, de paroles, d’émotions, du verbal et du non verbale pour interagir en société. Je dois constamment réfléchir à savoir quelle est la bonne parole à dire, quel est le bon comportement à adopter, quelle est la bonne posture et expression faciale que je dois faire, quelle est la bonne émotion qu’il faut démontrer. Cela tous les jours, avec tout le monde.

Non seulement je ne vais pas reconnaitre les émotions chez vous, à cause de mes défaillances en théorie de l’esprit, mais je ne vais pas non plus deviner vos intentions, vos idées et vos pensées. Je n’ai pas ces compétences qui sont innées chez les allistes – personnes non autistes, les neurotypiques -. Je ne vais pas comprendre la plupart des blagues que vous faites, je ne vais pas comprendre le second degré, le sarcasme, l’ironie. Si je ne fais pas attention, je vais toujours prendre au premier degré vos sarcasmes. Un collègue s’amusait beaucoup avec ça. Il me balançait des propos qui auraient été interprétés comme ironiques par les allistes mais moi, je me faisais constamment avoir. Il m’a dit : « Raphaëlle [prénom changé] veut te parler », visiblement de façon bien sarcastique, et moi, je suis allée voir Raphaëlle pour savoir ce qu’elle avait à me dire. Évidemment, elle ne savait même pas pourquoi je suis venue la voir. Je dois réfléchir en continu à chaque situation, à chaque propos, à chaque réaction pour ensuite adopter le comportement qui me parait le plus opportun. Parfois, je me trompe et il m’est reproché que mon comportement est inapproprié pour la situation.

Je ne suis pas capable de savoir si vous m’aimez bien ou si vous me détestez. Plusieurs fois, j’ai trouvé la compagnie d’une telle agréable et je voulais passer du temps avec elle. De rage, elle me dit qu’elle me déteste et qu’elle ne comprend même pas pourquoi je cherche à passer du temps avec elle. Normalement, n’importe qui aurait compris, au moins avec le langage non verbal, qu’il y avait de l’animosité. Je suis tombée des nues de maintes fois.

Les phrases idiosyncrasiques, les propos déplacés, les malentendus, les incompréhensions sont mon quotidien. Si vous ne finissez pas une phrase, je suis incapable de deviner ce que vous vouliez dire. Je ne peux pas terminer la phrase pour vous. Même au sein de mon couple, je dois camoufler, cela dit, je suis vite découverte. Je crois qu’elle a appris à vivre avec ça. Avec mon manque d’empathie cognitive, avec mon incapacité de parler d’autres choses que mes intérêts spécifiques, avec mes bizarreries domestiques. Sans surprise, j’ai plutôt une personnalité rigide. Pas étonnant que les gens disent de moi que je suis psychorigide.

Après, honnêtement, je travaille déjà beaucoup sur moi-même. Je passe mon temps à lâcher prise, à accepter le chaos. Enfin à faire semblant d’accepter le chaos. Jusqu’à ce que je craque et je cherche à diminuer le chaos du monde environnant. Au fur et à mesure que j’avance dans ma compréhension de l’autisme en lisant des livres de toutes sortes, plus je comprends mes comportements, mes réactions, plus je cherche dans mes souvenirs et plus, je me rends compte que ce que je faisais avant était une caricature des symptômes de l’autisme. Je me demande comment les enseignants de mon école ont pu passer à côté. Enfin si je sais, lorsque j’étais enfant, seul l’autisme de Kanner existait. Et tout était mis sur le fait que j’ai été adoptée, que je ne parlais pas le français avant mes 6 ou 7 ans.

Je me rends compte que camoufler est épuisant, je suis épuisée. Je me demande si j’aurais été quelqu’un d’autre dans une situation sociale différente, ce qui m’aurait obligée à apprendre d’autres schémas sociaux. Socialement, je suis le résultat de ce camouflage, bon ou mauvais, je ne sais pas, c’est le mieux que j’aie à vous offrir. Je me demande quelle part de moi il reste derrière ce camouflage et si je peux encore voir cela. Camoufler m’épuise et j’ai besoin de fuir dans ma bulle.